Episode 7 : Bruit et fureur, les grandes affaires

L’expression de “chasse aux sorcières” peut sembler curieuse pour des événements survenus dans la seconde moitié du XXsiècle. Le problème, c’est que nos sociétés ont conservé, sous une forme certes modernisée, une pratique similaire, mais que nous ne lui avons pas encore donné de nom. 

Le langage n’a du reste adopté l’expression précise de “chasse aux sorcières” que lorsque cela ne se faisait plus, au moment où nous avons commencé à nous demander comment nos ancêtres avaient pu se livrer à des pratiques aussi contraires à la raison humaine. Les mauvais grands procès du XXe siècle (et pas seulement les procès staliniens ou le maccarthysme) donneront peut-être lieu un jour à un enrichissement du vocabulaire, mais pour l’instant force est de constater que la chose existe et qu’elle n’a pas encore été qualifiée par le langage. Peut-être avons-nous encore quelques progrès à faire sur le chemin de la civilisation : l’apparition d’une nouvelle expression sera sans doute le signe que nous avons enfin laissé derrière nous une forme d’injustice.

Voir l’épisode 8 : Le dénouement

“Peut-on prévoir des faits que la loi n’a pas prévus ? C’est l’affaire de la Garantie Foncière”. Dans son excellente série “Le glaive et la balance”, Charles Villeneuve donne le ton, en ces termes, à l’émission consacrée à ce qu’il appelle “le plus grand scandale politico-financier de l’après-guerre”. Nous passerons rapidement sur les dix-sept inculpations, et sur les multiples péripéties des actions judiciaires du célèbre procès qui allait durer trente-six audiences, pour analyser le fond de l’affaire. On peut s’en douter, il fallait que les accusations soient nombreuses, et graves. Toutes portaient sur le même thème, l’escroquerie. L’épargne aurait été abusivement séduite, puis violentée. L’argent des épargnants aurait été frauduleusement détourné.

Les deux griefs essentiels

Les deux griefs essentiels portaient sur l’achat des immeubles et sur la distribution de revenus trop élevés. Une société appartenant à Robert Frenkel, la Sppapif, achetait les immeubles, et, après y avoir effectué des travaux, les revendait à la Garantie Foncière en réalisant un bénéfice au passage. Tel était le “détournement” reproché. Toute la question est de savoir si la situation aurait été différente si la Garantie Foncière avait acheté des immeubles à d’autres promoteurs ou marchands de biens, autrement dit si les immeubles étaient achetés à leur prix mais, curieusement, ce débat-là n’a pas eu lieu. La marge réalisée par la société fournissant les immeubles semble avoir été en moyenne de 7,5 %. Le profit correspondant au fait d’avoir à chaque fois trouvé un immeuble et de l’avoir amélioré, aurait-il été considéré comme illégitime s’il avait été réalisé par une société immobilière non liée à la Garantie Foncière ? Sans doute pas, et la loi actuelle impose simplement que lorsqu’une SCPI achète un immeuble à une société proche, il y ait préalablement expertise pour vérifier que la négociation se fait à une valeur juste. Comme personne n’aurait l’idée de reprocher à une entreprise ayant pour objet de valoriser des immeubles de réaliser une marge de 7,5 % lors de la revente, la seule accusation qui pourrait subsister – dans le cadre de la loi de 1970 – est de ne pas avoir fait procéder à des expertises. Mais au moment des faits, la loi n’existait pas encore. Il a donc fallu inventer, selon les termes mêmes du substitut, un “droit pénal prospectif », expression remarquable permettant de ne pas heurter la non-rétroactivité de la loi. Intéressant…

Un rebondissement inattendu

Pour prouver qu’il y avait eu fraude, il suffisait du reste de prouver que les immeubles étaient surévalués. Ce qui fut fait en marge de l’instruction, avec une expertise qui déboucha sur une valeur de 130 millions de francs pour l’ensemble du patrimoine de la Garantie Foncière. Rebondissement inattendu, un groupe britannique racheta en 1972 les trois quarts de ce patrimoine pour 190 millions de francs. Avec la sérénité que donne le recul – sérénité qui était totalement absente à cette époque – force est de constater que c’était en fait la pièce maîtresse de l’accusation qui s’effondrait : les immeubles avaient été bien achetés, les associés avaient fait, du moins à cette étape, une bonne affaire.

L’escroquerie

Le taux de 10,25 % avancé avec force publicité comme arme de persuasion était trop beau. Donc il était trompeur. Certes, les rendements de l’immobilier étaient à l’époque nettement supérieurs aux livrets de caisse d’épargne et aux placements obligataires, certes des immeubles bien achetés et bien loués pouvaient rapporter 10 % ou plus, mais puisqu’il s’agissait d’un argument publicitaire utilisé par de présumés escrocs, ce rendement ne pouvait être que faux. Les associés recevaient réellement le revenu ? Ce ne pouvait donc être qu’un faux revenu, ne provenant pas des loyers ou des placements financiers en attente, mais d’une autre source. La suite de ce raisonnement est facile à construire. Pour distribuer un revenu impossible, il avait fallu utiliser les fonds des nouveaux souscripteurs et satisfaire abusivement les anciens (ce qu’un Madoff allait réellement pratiquer au début des années 2000). Bref, on distribuait du capital.

On comprend ce qui s’est passé. L’escroquerie était posée a priori, par une évidence supérieure. Un simple raisonnement permettait donc de déboucher sur une accusation précise, avant même que l’on ait examiné la réalité des faits. Hélas, dans ce cas précis, la relative légèreté qui caractérisait la gestion de la Garantie Foncière – ce qui était rendu possible, ne l’oublions pas, par le vide juridique total – confirma la suspicion.

A ce stade, l’on aurait pu adopter le chemin le plus rapide, sans doute le plus efficace : puisqu’une loi venait d’être votée, on s’assurait simplement que la Garantie Foncière veille à s’y sou­mettre scrupuleusement dans les plus brefs délais, quitte à corri­ger le passé (un ou deux ans) selon les nouveaux critères du pré­sent. Cela aurait probablement coûté à cette société une baisse immédiate de son rendement, événement qui est déjà arrivé en d’autres lieux et d’autres temps à des sociétés de toutes natures. Mais c’était sans compter sur la notion de “droit pénal prospec­tif » qui établissait sans ambiguïté la culpabilité de ceux qui n’avaient pas appliqué une loi non encore votée… l’escroquerie était donc prouvée, le scandale était réel, l’épargne avait été pil­lée dans des conditions honteuses par des escrocs sans scrupules.

Bizarre, vous avez dit bizarre ?

Ce qui semble pourtant avoir échappé à l’époque aux fougueux accusateurs qui brandissaient le drapeau de l’épargne victime, c’est qu’un léger flou dans la comptabilité, permettant d’assurer une partie (du reste modeste) des revenus avec le nouveau capital versé, s’apparentait ni plus ni moins à une redistribution originale de richesse entre les nouveaux et les anciens souscripteurs (parfois les mêmes) : un tel dérapage était certes condamnable, mais où était donc l’intérêt de ces brillants escrocs ? Où était leur enrichissement ?

Il n’est nullement question ici de défendre une gestion non rigoureuse, car il semble que cette accusation-là était fondée, mais d’essayer d’identifier la dimension du problème au niveau de l’épargne, puisque c’est paraît-il de cela qu’il s’agissait. Écoutons Charles Villeneuve : “…malgré les ravages et la destruction de la Garantie Foncière par le scandale, les souscripteurs d’origine auront finalement pu toucher des biens sur dix ans (commentaire : après la liquidation de la société) près de 150 de leur mise. Extraordinaire, non ? ”

Extraordinaire. D’autant plus que si l’on regarde aujourd’hui la liste des immeubles, la plupart magnifiquement situés dans le centre de Paris, on ne peut qu’être rêveur en pensant à leur valeur actuelle, et à la fière satisfaction qu’éprouveraient aujourd’hui les épargnants d’avoir si judicieusement opté pour un placement d’exceptionnelle qualité sur la période. N’est-ce pas étrange pour un énorme scandale ?

La loi alors toute récente du 31 décembre 1970, appliquée à la lettre, sans états d’âme, aurait permis de remettre immédiatement sur le droit chemin cette société, et sans doute aurait-on alors accompli plus que parfaitement la mission de protection des épargnants. Cette version est peut-être iconoclaste mais, dans une ambiance aujourd’hui apaisée, les dossiers sont toujours là.

Avec la Garantie Foncière, la mécanique du scandale était encore relativement classique. L’affaire du Patrimoine Foncier, elle, frise le surréalisme.

Un aventurier peu scrupuleux

Au moins, avec celle-ci, dispose-t-on d’un aventurier peu scrupuleux qui a joué son rôle avec une conscience professionnelle digne des meilleurs personnages de romans. Le sieur Lipsky, puisque c’est de lui qu’il s’agit, avait apparemment tous les atouts requis : une imagination effrénée, un enthousiasme irrésistiblement communicatif, et l’art consommé du désastre systématique. Mélange explosif, qui en quelques années à peine conduisit sa banque préférée à détenir une jolie petite montagne de créances qui n’avaient aucune chance d’être un jour récupérées.

Les projets multiples que Lipsky avait ébauchés avec fièvre, et avec lesquels il avait su conter fleurette à la prudence pourtant légendaire des nobles pourvoyeurs de crédits, seraient trop nombreux à raconter. Citons seulement pour mémoire les “ronces artificielles” : il s’agissait tout banalement de récupérer les centaines de kilomètres de fils barbelés qui avaient été posés en plein désert pendant la guerre d’Algérie à la frontière avec le Maroc (la fameuse “ligne Morice”), et de satisfaire contre monnaie sonnante et trébuchante la demande effrénée qui s’en faisait cruellement sentir de par le monde… avis à ceux qui ont du mal à obtenir un petit crédit de 20 000 ou 30 000 € : vous ne faites pas assez rêver votre interlocuteur !

Toujours est-il que l’intrépide homme d’affaires était déjà passablement endetté lorsque le Patrimoine Foncier, l’une de ses initiatives, commença à faire affluer les capitaux auprès de sa banque. Celle-ci utilisa alors une procédure surprenante : elle préleva directement une partie des fonds apportés par les épargnants pour combler les déficits des autres entreprises de Lipsky (avec ou sans le consentement de ce dernier ?) Le transfert s’éleva au total à près de 25 millions de francs de l’époque.

Une escroquerie banale

Les professeurs de mathématiques ont beau répéter depuis vingt-cinq siècles que la ligne droite est la plus courte, elle reste décidément peu fréquentée. L’énorme scandale du Patrimoine Foncier déboucha sur un procès où l’on passa au peigne fin tous les agissements de tous les escrocs, en contournant soigneusement le détournement de 25 millions. Dans notre droit pénal, c’est le Parquet qui garde l’initiative de l’accusation : il n’a pas inscrit la banque au rang des accusés.

Extraordinaire, non ? La morale de cette histoire est assez étrange. Les souscripteurs furent partiellement indemnisés par la banque, mais l’argent qui n’avait pas été investi en immeubles faisait défaut dans le patrimoine et la liquidation du Patrimoine Foncier se solda de façon fort peu satisfaisante en termes de placement pour les souscripteurs. Il faut dire qu’un ménage fut effectué, de l’intérieur de l’institution bancaire, et que les véritables coupables furent, dans la discrétion, également perdants dans l’affaire. Consolation morale, à défaut d’être financière.

Avec le Patrimoine Foncier, force est de constater qu’il s’agit d’un épisode bien réel des mésaventures de l’épargne. Mais ici non plus, ce n’est pas le système des Civiles qui était en cause : un détournement de cette nature relève de l’escroquerie la plus banale, on devrait dire du droit commun, et n’a rien à voir ni avec le mode de copropriété immobilière créé par les Civiles, ni avec la loi de décembre 1970. Quelqu’un avait pris dans la caisse.

Le bon sens écarté

Étrange scandale, où l’on traita avec éclat de tout et du reste, sauf de l’élément le plus important, qui émerge aujourd’hui, avec une cynique évidence, de ce triste dossier. Il eût été si simple de récupérer les 25 millions de francs, de les ajouter dans les actifs du Patrimoine Foncier, puis de faire les comptes et de dresser l’état de santé de cette société dans l’optique des épargnants qui avaient souscrit.

Mais, curieusement, cette démarche conforme au plus pur bon sens n’a pas été adoptée. Il est pourtant vraisemblable, d’après les principaux chiffres disponibles, que l’épargne n’aurait guère été perdante : car il faut bien le dire, quand on achète des immeubles avec les capitaux recueillis, on ne voit pas tellement par quel miracle l’argent pourrait s’évaporer.

Si le côté bizarrement sordide des deux premières affaires ne vous a pas encore assommé, vous êtes sans doute doté d’un capital de lucidité et de résistance morale qui vous permettra d’affronter le troisième.

Un succès d’entreprise

En étudiant l’affaire de la Civile Fon­cière, j’ai dû me frotter les yeux plusieurs fois, lire et relire les dossiers du procès, retourner interviewer des témoins, consulter des juristes, pour m’assurer que je ne rêvais pas.

La Civile Foncière1 était, en 1970, à la fois la plus ancienne et la plus importante des Civiles. Elle avait acquis un patrimoine de qualité, qui permettait de distribuer un revenu proche de 10 %. C’était à la fois une réussite pour l’épargne, et un succès d’entreprise : la société de gérance Ufimo, dirigée par Raymond Roi et Pierre Perret, avait acheté d’excellents immeubles loués dans de bonnes conditions, et percevait selon un mécanisme parfaitement limpide les deux rémunérations statutairement prévues, l’une sur les capitaux collectés pour la Civile, l’autre sur les loyers des immeubles dans le cadre de leur gestion. Ufimo était donc une entreprise prospère en même temps qu’un excellent outil de gestion au service de la Civile Foncière. Les belles croissances suscitent très normalement diverses modifications de la stratégie initiale. La Civile Foncière n’a pas échappé à la règle.

De son côté le conseil de surveillance de la Civile – organe représentatif des associés – a commencé à envisager une rationalisation de la gestion. La dimension de la société était devenue telle que la rémunération forfaitaire de la gérance allait dégager pour celle-ci des profits de plus en plus substantiels, il était tentant de passer aux coûts réels. Puisque le mérite d’Ufimo dans la création et le développement de la civile était unanimement reconnu, puisque sa rentabilité croissante était la rançon d’un talent couronné de succès, cette évolution devait se faire dans le cadre d’une négociation loyale. Tel était l’état d’esprit.

De leur côté, Raymond Roi et Pierre Perret, par un réflexe somme toute assez classique chez des entrepreneurs, commençaient à envisager de recueillir les dividendes de leur succès, en revendant Ufimo. Cette société avait un chiffre d’affaires très sûr pour une partie (le pourcentage  sur les loyers des immeubles gérés), plus variable pour une autre (la commission  sur les capitaux collectés), des pourparlers furent menés avec une filiale de banque sur la base de 15 millions de francs, et lorsqu’ils furent assez avancés, les deux dirigeants en informèrent le conseil de surveillance de la Civile Foncière.

Une réussite pour l’épargne

Le conseil de surveillance ne voulut pas laisser passer l’occasion. Les préoccupations distinctes se transformèrent en opportunité commune, un accord de principe fut rapidement conclu. Le conseil de surveillance proposerait aux associés de la Civile Foncière de racheter la société Ufimo, ce qui leur permettrait de conserver l’outil de gestion tout en réalisant à l’avenir d’importantes économies. Le montant du rachat d’Ufimo serait remboursé en quelques années par la réduction du coût de gestion, ce qui constituait à terme une excellente opération.

Le 26 octobre 1970, le conseil de surveillance prit la décision à l’unanimité. Au début du mois de décembre, un courrier invita les 14 000 associés de la Civile Foncière à se prononcer sur le projet de rachat de la gérance et leur demanda d’autoriser le conseil de surveillance à en régler les conditions précises. Le vote se traduisit par plus de 90 % de “oui”. La société Ufimo fut acquise pour 15 millions de francs et en janvier 1971, dans la lettre mensuelle d’information, les associés purent prendre connaissance du détail de la transaction.

En juin 1971, dans le cadre de l’assemblée générale annuelle, les associés, auxquels avaient été fournis tous les comptes et documents, furent invités à donner leur approbation sur l’opération. Celle-ci fut votée avec une majorité aussi importante que la précédente.

Les associés avaient donc approuvé le projet, avaient donné pouvoir au conseil de surveillance pour le réaliser, et en avaient ensuite ratifié l’exécution.

Le principe souverain du droit civil (l’accord entre les parties) avait été formellement respecté à l’entière satisfaction :

  • des associés, qui percevaient leurs revenus et appréciaient un management dynamique,
  • des membres du Conseil de Surveillance, qui avaient conscience d’avoir optimisé efficacement la gestion,
  • et des anciens dirigeants Raymond Roi et Pierre Perret, qui voyaient leur talent et leurs efforts récompensés.

Une aventure économique « gagnant-gagnant »

A l’issue de cette aventure économique, il n’y avait que des gagnants. Aucun d’eux ne se doutait, au milieu de l’année 1971, que cette belle histoire allait se transformer en cauchemar. Aucun d’eux n’imaginait, lorsque le scandale de la Garantie Foncière éclata soudain, que l’orage allait venir aussi sur la Civile Foncière.

Comme pour les autres Civiles, il y eut tout au long de l’année 1971 de nombreuses rencontres entre les responsables de la Civile Foncière et le service de la COB chargé de mettre en œuvre la toute récente loi de décembre 1970. L’enjeu était l’obtention du visa, qui permettrait ensuite à la Civile Foncière de continuer à faire appel à l’épargne, dans le cadre législatif nouvellement défini.

Une concession à l’imprévu

Dès février 1971, la COB demanda une contre-expertise du prix de rachat de la société de gérance. Le rapport, concluant que le prix était amplement justifié, fut remis par l’expert-comptable agréé en juillet 1971.

Néanmoins, en septembre 1971, la COB s’interrogea sur la rentabilité finale de l’opération pour les associés, compte tenu du nouveau climat. En effet, les scandales de la Garantie Foncière et du Patrimoine Foncier qui avaient éclaté pendant l’été, éclaboussaient l’ensemble des sociétés civiles, ce qui semblait devoir compromettre le rythme de croissance de la Civile Foncière, et donc modifier l’un des éléments qui avaient permis de fixer le prix de la transaction.

Sentant la pression importante qui commençait à peser sur les Civiles, et comprenant que les associés de la Civile Foncière seraient les premières victimes en cas de difficulté d’obtention du visa de la COB, Messieurs Perret et Roi acceptèrent le principe d’une seconde expertise, dans les circonstances nouvelles. Autrement dit, ils acceptaient de supporter les conséquences d’une modification de la conjoncture, postérieurement à la cession, et bien que cette situation nouvelle ne leur soit pas imputable.

Pouvaient-ils faire mieux que cette concession à l’imprévu, presque un an après la conclusion officielle de la transaction, presque six mois après la déclaration formelle de satisfaction de la part des partenaires de cette transaction ?

Coup de tonnerre

C’est alors qu’un gigantesque coup de tonnerre éclata dans le ciel de la Civile Foncière. Douze inculpations tombèrent avec fracas : les membres du conseil de surveillance, le commissaire aux comptes, et même l’huissier qui avait contrôlé le vote, reçurent la douche froide tout autant que Messieurs Perret et Roi. Comme aucun associé ne s’était plaint, c’est le Parquet, autrement dit la puissance publique, qui attaquait sur les thèmes de la fraude et de l’escroquerie, volant au secours des pauvres épargnants sans défense, auxquels du reste on ne demandait pas leur avis. La mécanique était en marche : il y avait des inculpations, donc il y avait scandale.

Les reproches s’accumulèrent, avec une profusion étourdis­sante. Messieurs Roi et Perret auraient vendu du vent (une société de gérance, avec du personnel et du matériel, avec un courant stable de chiffre d’affaires, ne vaut-elle rien ?), ils auraient de toute façon commis des fautes graves qui leur auraient mérité une éviction pure et simple (malgré des années de procédure, on ne put découvrir la moindre critique relative de leur gestion passée), ils auraient fait pression en alléguant de négociations extérieures qui n’avaient jamais eu lieu (on retrouva les preuves des propositions de rachat, l’une au même prix, l’autre n’étant encore qu’au niveau des principes), le prix de la transaction aurait été honteusement abusif (que devenait le rapport d’un expert indépendant mandaté par les autorités ?), les votes auraient été truqués (les bulletins avaient été dûment conservés et restaient consultables), et même, ô suprême ironie, on contesta la légitimité du système initial avec une société de gérance, indépendante de la civile, rémunérée forfaitairement (toutes les SCPI sont organisées sur ce principe  explicitement prévu par la loi de 1970).

Des flammes d’absurdité

Dans la tentative désespérée de prouver qu’il y avait eu intention frauduleuse et réalisation d’escroquerie, on fit feu de tout bois et l’on nourrit ainsi quelques jolies petites flammes d’absurdité.

Par exemple, la signature du procès-verbal de la séance du 26 octobre 1970 (séance au cours de laquelle il avait été décidé de proposer la transaction aux associés) avait été antidatée, ce qui constituait une preuve des mauvaises intentions du conseil de surveillance. Explication : la séance s’était tenue le 26 octobre, le compte-rendu une fois rédigé avait été signé lors de la séance suivante. C’est pourtant la procédure habituelle, dans tous les conseils d’administration de toutes les sociétés, grandes ou petites, c’est la coutume, l’usage le plus répandu. Mais dans ce cas précis c’était un crime éhonté.

Autre exemple. Dans la société Ufimo, Messieurs Roi et Perret avaient fait une opération immobilière à Grenoble, qui était mal engagée. Au moment de la transaction, cette opération avait été sortie d’Ufïmo, et Messieurs Roi et Perret en avaient supporté seuls le dénouement, autrement dit ils avaient emporté et ces immeubles et les dettes qui y étaient attachées. Preuve que les associés de la civile avaient été trompés ! C’était pourtant une décision, du reste parfaitement logique, qui avait coûté près de 4 millions de francs aux anciens dirigeants, au profit de la Civile Foncière. Mais dans ce cas précis, même une mesure objectivement avantageuse était un préjudice subi et démontrait l’intention frauduleuse. Comprenne qui pourra.

Autre exemple encore : ce n’est que le premier jour ouvrable de l’année 1971, le 5 janvier, que l’huissier avait rédigé son document de certification sur le vote de décembre. Or ce vote avait été pris en compte pour le dénouement de la transaction, dès le 31 décembre : on en fit un crime de fond, qui rendait nul et non avenu le vote des associés… qui avaient pourtant répondu oui à 90 % des suffrages exprimés, et qui avaient ensuite, en juin 1971, approuvé par un vote aussi majoritaire l’ensemble de l’opération.

La litanie des reproches

Et ainsi de suite. On alla même reprocher à Messieurs Roi et Perret d’être restés pendant quelques mois administrateurs du groupement d’intérêt économique de la Civile Foncière (forme juridique qui avait remplacé le contrat avec la société de gérance) alors que, de par la loi (nous n’entrerons pas ici dans un détail technique), ils ne pouvaient pas faire autrement. Du reste, ils avaient normalement démissionné, dès que le strict respect des procédures légales l’avait permis, c’est-à-dire en juin 1971. Qu’importe, les honteux, les scélérats, “étaient restés dans la place”, preuve de leur infamie.

On reprocha aussi, avec force vindicte, d’avoir procédé à une vente d’actions, plutôt qu’au versement d’une indemnité, ce qui était la preuve d’une volonté de nuire aux associés. Pourtant, dans le cas d’une indemnité, les règles fiscales auraient conduit la Civile Foncière à payer une taxe ; il est difficile de voir comment cette solution était avantageuse pour les associés.

Ou bien, il aurait fallu, si l’on avait été soucieux de l’intérêt des associés, dissoudre purement et simplement Ufimo. Autrement dit, casser l’outil de gestion pour ensuite le reconstituer : on ne voit pas très bien non plus l’avantage décisif qu’y auraient trouvé les associés.

Et ainsi de suite, indéfiniment, en un tourbillon de griefs dont on ne comprend pas très bien, et même plus du tout, la signification véritable. Le côté le plus étonnant de cette affaire, c’est que la transaction qui avait mis fin à la société de gérance Ufimo correspondait dans l’esprit et dans la lettre à un accord entre les parties souveraines : c’était un acte “civil”, au sens juridique du terme. On envoya le tout au “pénal”, autrement dit on se précipita bruyamment au secours des épargnants, sans leur demander leur avis et même, ce qui est encore plus étonnant… contre leur avis.

L’intervention de Louis Pelloux

Car, dès le mois de mars 1972, malgré le climat créé par les inculpations et par le retentissement médiatique du scandale, les associés s’étaient prononcés, dans un vote organisé par l’administrateur provisoire, à 63 % contre la notion de préjudice, et à 66 % pour la poursuite de la procédure de révision amiable du prix, en fonction des éléments nouveaux de la conjoncture.

On ne tint aucun compte de ce vote : on avait décidé qu’il y avait des escrocs, il y avait donc des victimes. Et si celles-ci étaient à ce point inconscientes et naïves, il fallait à tout prix les défendre malgré elles.

Louis G. Pelloux – L’Express, 1971

Les associés, qui n’avaient rien demandé à la justice, tentèrent de reprendre l’initiative. Comprenant que toute cette affaire nuisait terriblement à la Civile Foncière, ils décidèrent d’aller chercher un homme qui avait déjà fait ses preuves. Il avait créé une civile qui avait obtenu son visa en toute quiétude, il venait d’être consacré par ses pairs au titre de Président de l’APROGI (l’association professionnelle des gérants de Sociétés Civiles Immobilières), et il était considéré par les pouvoirs publics comme un interlocuteur de qualité : Louis Pelloux devint le nouveau dirigeant de la Civile Foncière.

L’une de ses premières initiatives fut de poursuivre sur la voie de la révision du prix, de façon à clore rapidement l’affaire de façon efficace, et à laisser la Civile Foncière vivre paisiblement, avec ses immeubles et ses loyers. C’était une solution constructive, fidèle aux votes précédents des associés, destinée à trancher l’étrange controverse et ainsi à mettre un point final à une aventure très perturbante. Un protocole fut proposé à Mes­sieurs Roi et Perret, qui fut accepté par eux. Il ne restait plus aux associés qu’à se prononcer à nouveau, dans le cadre d’une assemblée générale. Horreur ! Les pauvres victimes avaient l’audace d’envisager de s’exprimer sur leur propre intérêt !

La grande mise en scène judiciaire

Il fallait d’urgence intervenir pour éviter un nouvel acte d’inconscience. La grande machine se remit en marche, on empêcha la tenue de l’assemblée générale, et pour s’assurer que les épargnants soient enfin défendus comme ils le méritaient, on nomma un administrateur judiciaire qui se substituerait aux organes représentatifs de la Civile dans les rapports avec les anciens dirigeants.

Cet administrateur déposa plainte (en termes juridiques : se constitua partie civile) … au nom des associés. Et dans une lettre qu’il leur adressa, il les informa que rien ne les empêchait à leur tour de porter plainte individuellement. Les inconscientes victimes, décidément bien récalcitrantes à l’encontre de leurs dévoués protecteurs, n’avaient rien vu, rien senti, pas même dans leur porte-monnaie, ce qui était tout de même un comble de mauvaise volonté : ne devaient-elles pas être secourues d’une main ferme et autoritaire ? Il fallut donc patienter et attendre la fin de la grande mise en scène judiciaire.

Le verdict : un non-scénario total

La conclusion est aujourd’hui sans équivoque. Si les 15 millions ont été finalement remboursés (ce qui n’est peut-être pas à l’honneur de la plus élémentaire justice), l’aventure a coûté à la Civile Foncière beaucoup, beaucoup plus que cela. Peut-on encore raisonnablement affirmer qu’il s’agissait de protéger l’épargne ?

Pour la Garantie Foncière et le Patrimoine Foncier, la mise en scène fut fastueuse, et put sauver la mauvaise pièce le temps d’une représentation inoubliable, avant qu’on ne s’aperçoive que le scénario était totalement incohérent. Pour la Civile Foncière, les acteurs réussirent une prestation d’autant plus éblouissante que le non-scénario était total. Le rien élevé au degré suprême de l’expression théâtrale et vengeresse, dans un feu d’artifice de certitudes éblouissantes aussitôt absorbées par le néant.

Et que devint, dans cette tourmente, notre coureur automobile Paul Reynaud ? Quand il vit venir l’orage, sous la forme d’une inculpation, il dut comprendre que la question n’était pas d’être innocent ou coupable, mais de simplement se trouver sur le champ de tir. Il revendit le Revenu Français. Il procéda à la dissolution de Terre et Pierre, qui se solda dans de bonnes conditions pour les associés, même s’il s’agissait de l’interruption brutale d’un placement somme toute prometteur. Les associés de Pontet-Clauzure ne l’entendirent pas aussitôt de la même oreille, car le vin est une chose sacrée et le placement était gouleyant, mais cette Civile finit aussi par disparaître. Entre temps, la justice s’était aperçue que, dans ce dossier, elle n’avait pas le moindre grain à moudre. Paul Reynaud partit couler une retraite paisible. Les boulets n’étaient pas passés loin.

La guerre des Gaules fut menée avec une éblouissante stratégie jusqu’à Alésia, elle fut ensuite terminée au couteau. Les souffrances et tragédies locales de cette période terrible sont loin de la version propre que nous avons retenue de César le Conquérant. Dans l’affaire des Civiles, le compte serait trop long à faire des réputations salies, des carrières interrompues, des tortures mentales transformées en malheurs muets, des vies brisées. Quelques citoyens qui n’étaient sans doute ni meilleurs ni pires que les autres, n’avaient commis que le plus grave des crimes : se trouver là, tout simplement.


1.  Il serait plus juste de parler “des” Civiles Foncières, puisqu’il s’agissait de quatre sociétés qui avaient été lancées l’une après l’autre. Mais la structure de la gestion et des organes représentatifs était commune. Pour la simplicité de l’exposé, c’est le singulier qui sera employé.