Quelles seront les conséquences pour l’économie française de la guerre en Ukraine ? Attention, ceci n’est pas un article de géopolitique. Aucune prévision sur l’issue du conflit ni sur les nouveaux équilibres politiques dans l’Est de l’Europe. En revanche plusieurs effets à long terme sur l’économie sont d’ores et déjà prévisibles. Autant le savoir dès maintenant !
SOMMAIRE Une brève histoire de l’inflation et des taux d’intérêt La guerre en Ukraine nous fait basculer dans une économie de guerre Le monde de demain que l’on n’attendait pas… Doit-on s’inquiéter pour l’avenir de l’économie ? L’économie française a déjà connu ce type de situation géopolitique
Guerre en Ukraine.
Échappons soigneusement au sujet lui-même des hostilités sur le terrain, des souffrances et des horreurs, des sanctions et contre-sanctions, des prolongements géopolitiques, des lendemains qui échappent aux capacités de prévision.
Mais une question peut d’ores et déjà être posée : que va-t-il se passer pour l’économie française ?
Une brève histoire de l’inflation et des taux d’intérêt
Le point de vue historique est souvent éclairant. Examinons le conflit entre la Russie et l’Ukraine dans la perspective de l’histoire longue.
XIXe siècle, paix mondiale et guerres locales
De 1815, chute de Napoléon, à 1914, début de la « Grande Guerre », les pays de la vieille Europe ont vécu dans un contexte de paix globale. Cela ne signifie pas qu’il n’y avait pas de guerre, parfois terribles, ici ou là sur la planète. Mais il n’y avait pas de grand conflit embrasant de nombreux pays à la fois. Ainsi, le jeune Churchill de « Mes jeunes années » déplore, en 1907, l’absence de conflit moderne qui donnerait un sens à sa carrière militaire et à celle de ses collègues…
Dans cette économie « de paix », les frontières étaient poreuses. On se promenait dans le monde entier avec une carte de visite pour tout passeport. Les échanges étaient mondiaux. Matières premières et denrées alimentaires traversaient les océans. Les marchés financiers vivaient au rythme du développement et des problèmes de l’activité économique et des entreprises. Il n’y avait pas, ou très peu, d’inflation. Les taux d’intérêt étaient bas.
XXe siècle, l’invention des guerres mondiales
Puis survint la « Grande guerre » de 1914. Le suicide de l’Europe, selon Paul Valéry (Regards sur le monde actuel), qui annonça du même coup le déplacement de la puissance vers les États-Unis. Ce n’était certes pas le premier cataclysme dans l’histoire de l’humanité. Mais c’était le premier dans une société transformée par les progrès techniques et par un développement culturel indéniable. Après les hostilités meurtrières à une échelle encore inconcevable aujourd’hui, ce ne fut pas vraiment la fin de la guerre. La période 1918 – 1939 est appelée pudiquement « l’entre-deux guerres ». Puis ce fut la seconde guerre mondiale, tout aussi horrible sinon plus, que la première. À peine la fureur des armes s’était-elle apaisée que l’on passa à la guerre froide. Pays « libres » contre pays communistes. Cette situation de conflit larvé s’acheva symboliquement en 1989 avec la chute du mur de Berlin.
Quelles ont été les caractéristiques de cette « économie de guerre » de 1914 à 1989 ?
Les frontières étaient fortes. Le commerce mondial était sévèrement limité par les droits de douane. La liberté de circulation des personnes, des marchandises et des capitaux se heurtait au « rideau de fer » qui séparait l’humanité en deux blocs. Cela n’empêcha pas la Russie de commencer à exporter du gaz dans les années soixante, mais les échanges entre l’Ouest et le bloc soviétique étaient très réduits, et ceux avec la Chine étaient très faibles.
L’inflation était élevée, les taux d’intérêt aussi. Les « Trente Glorieuses » (1945-1975) ont initié en France et dans la plupart des pays occidentaux une très forte croissance du PIB, une explosion de la consommation, une élévation du niveau de vie – on dirait aujourd’hui pouvoir d’achat – dans un contexte de hausse des prix généralisée. L’inflation était en effet chronique, une spirale entre hausse des prix et hausse des salaires.
Les marchés financiers étaient erratiques. Par exemple, entre 1960 et 1980, période exceptionnelle de croissance économique et de hausse du niveau de vie, la Bourse de Paris afficha une performance de… 0 % avant inflation, soit une perte en valeur réelle proche de 80 %. Où était passée la logique du rapport entre PIB et performances boursières ?
En fait l’aspect erratique des marchés signifie une succession de périodes aberrantes et de périodes de retour, parfois brutal, vers la tendance normale. Baisses excessives ou hausses anormales, puis rattrapages. En fin de compte sur très long terme, de 1914 à 1989, les actions des différents pays occidentaux ont été un placement intéressant, confortablement supérieur à l’inflation. En ligne tout simplement avec la croissance du PIB. Mais avec des fluctuations intermédiaires parfaitement chaotiques et sans lien véritable avec le pouls des entreprises. C’est la façon pour les marchés financiers de fonctionner pendant une « économie de guerre ».
Fin du XXe, début du XXIe siècle, paix globale et nouvelle mondialisation
De 1989 à 2020, le monde a de nouveau vécu en paix globale. Des guerres toujours, malheureusement, à tel ou tel endroit de la planète, mais pas d’embrasement général.
Dans cette « économie de paix », il n’y a pas eu d’inflation. Les taux d’intérêt étaient bas. La croissance du commerce international a poussé à la hausse le niveau de vie d’une partie non négligeable de la population mondiale. Les marchés financiers obéissaient à une certaine raison économique anticipant progrès, succès et innovations. Ils ont donc parfois été secoués sur courte période mais se sont comportés assez rationnellement, c’est-à-dire en phase avec l’évolution des entreprises et des activités, dès que les années passaient.
La guerre en Ukraine nous fait basculer dans une économie de guerre
Dans une perspective longue, il semble bien que la crise sanitaire, d’abord, et le conflit ukrainien, ensuite, aient mis fin au contexte de paix globale dans lequel évoluaient les économies des différents pays.
La crise du Covid, ou la guerre sans la guerre
La pandémie du covid et sa gestion par les différents gouvernements, en France comme ailleurs, ont donné toutes les conséquences d’une guerre, sans guerre proprement dite. Arrêt des transports et des échanges internationaux, plongeon de l’activité économique à une échelle plus grande encore que lors de chacun des deux grands conflits mondiaux
La sortie de cette crise a naturellement permis un rattrapage de croissance et de consommation. Mais aussi des hausses de prix se sont manifestées, essentiellement pour des questions de transports et d’approvisionnement. Matières premières, énergie, denrées alimentaires ont subi le contre-coup de l’interruption des échanges, en plus des aléas climatiques car un malheur n’arrive jamais seul. Les banques Centrales ont aussitôt assimilé cette hausse des prix à une menace d’inflation et ont commencé à annoncer des hausses de taux d’intérêt. Discours étrange à ce moment, car on voyait mal comment une montée des taux améliorerait des problèmes d’approvisionnement. Il y avait donc d’autres critères, comme l’endettement excessif des États. Néanmoins, hausse des prix par le coût des matières premières ou risque d’inflation plus généralisée, la logique d’économie de paix commençait à s’estomper.
Les sanctions contre la Russie ont brisé la confiance dans la monnaie
L’invasion soudaine de l’Ukraine par la Russie, assez inquiétante pour susciter une émotion internationale et des réactions politiques, a consacré le basculement vers une économie de guerre.
Le premier impact économique visible concerne les importations d’énergie vers l’Europe. Les sanctions contre la Russie ont immédiatement mis les questions de gaz et de pétrole russes au centre des enjeux. L’énergie a été en quelque sorte militarisée, elle est devenue l’un des aspects de l’affrontement.
Mais surtout, l’irréparable s’est produit deux jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, avec le blocage des avoirs détenus par la Banque Centrale russe dans les autres Banques Centrales. Ce geste à lui seul est une rupture du contrat de mondialisation des échanges. La confiance est brisée à l’échelle internationale. Il y a un avant et un après ce type de décision.
Une caractéristique fondatrice en effet du contexte de paix globale des dernières années, c’était un système monétaire communément accepté. En contrepartie des produits ou services échangés, l’argent circulait librement sur les routes de l’euro ou du dollar, de la livre et du yuan. Les Banques Centrales conservaient les unes chez les autres leurs réserves de change. Geler, par une décision politique, les avoirs d’une Banque Centrale revient à militariser la monnaie. Là, il y a reconnaissance officielle d’une situation de guerre. La confiance, sur laquelle repose la paix, est brisée.
On attribue généralement au 9 novembre 1989, date de la chute du mur de Berlin, le début de la « fin de l’histoire ». Autrement dit la fin d’une humanité déchirée par de grands conflits. Le 26 février 2022 sera connu comme l’interruption de cette période pacifique, et le retour à des antagonismes à grande échelle. L’histoire reprend son cours ! Nous entrons à nouveau dans une période « d’économie de guerre ».
Le monde de demain que l’on n’attendait pas…
L’impact de la guerre en Ukraine sur le monde et donc sur la France est considérable, et va bien au-delà des questions de pétrole, de gaz ou de blé. Rien ne fonctionnera plus selon les schémas auxquels nous nous sommes habitués depuis une trentaine d’années. C’est le contexte global qui est radicalement modifié.
Sur le plan politique :
- frontières devenant plus étanches
- moindre circulation des personnes, des produits ou services, et des capitaux,
- États renforçant leurs pouvoirs à l’extérieur, comme à l’intérieur sur leurs citoyens
- budgets militaires renforcés
Je ne suis pas sûr que l’on puisse s’en réjouir.
Sur le plan économique :
- commerce international bridé,
- inflation forte,
- taux d’intérêts élevés
- marchés financiers erratiques.
Doit-on s’inquiéter pour l’avenir de l’économie ?
Oublions un instant le bruit et la fureur de l’actualité. Prenons du recul par rapport au conflit en Ukraine. Dans une perspective de long terme, les tendances profondes suscitent deux inquiétudes et un espoir.
- D’abord le grand défi de l’environnement. Une situation par trop divisée à l’échelle mondiale est inquiétante. C’est une chose d’aller vers une organisation géopolitique multipolaire, c’en est une autre d’y aller de façon conflictuelle. Comment préserver ensemble notre précieuse planète si l’on est incapable de s’entendre ?
- Ensuite l’enjeu de la monnaie. Notre système monétaire est à bout se souffle, écrasé sous le poids de ses dettes. Au moment où une partie importante du monde, Russie, Chine, Inde sans doute, et d’autres pays encore envisagent d’échapper à la domination du dollar, donc de s’extraire du système monétaire qui a prévalu depuis un demi-siècle. Or ce système ne pouvait continuer à fonctionner, tant bien que mal, que parce qu’il était accepté universellement. L’avenir de l’euro pour la France et les pays européens, l’avenir du dollar pour les États-Unis, sont donc sur la sellette. Inquiétude encore.
- En revanche, du côté de l’espoir, l’accélération des innovations dans le digital est un phénomène qui n’en est qu’à son printemps, sous oublier les biotechnologies et de nombreux autres domaines ou le savoir humain peut s’exercer. Une productivité importante peut en être attendue, de même que de nouvelles solutions à de vieux problèmes relatifs en particulier au niveau de vie, à la santé, au bien-être.
L’économie française a déjà connu ce type de situation géopolitique
En basculant d’une économie de paix à une économie de guerre, nous sommes entrés dans un monde de turbulences.
À court terme, derrière les questions tout économiques d’inflation et de pouvoir d’achat, il y a des gens bien réels. Donc des problèmes sociaux. Donc aussi des troubles politiques. Mais à plus long terme ?
Eh bien, c’est pendant la « guerre froide » que nous avons connu les Trente Glorieuses, grâce en particulier au progrès technique. Mais nous avons aujourd’hui la révolution digitale et la révolution des biotechnologies ! Oui, des années cinquante aux années soixante-dix nous avons connu de l’inflation, des taux d’intérêt élevés, des marchés financiers erratiques. Mais tout ceci s’est accompagné d’une hausse importante du pouvoir d’achat et du niveau de vie.
Autant dire que le pessimisme économique ou même social n’est pas forcément de règle pour les nombreuses années à venir.
Voir aussi
Et voici un article publié en 2019, que l’on peut relire aujourd’hui :
Où va le monde ? Les taux, l’inflation, la guerre et la paix