L’histoire précédente est évidemment un conte de fées pour investisseurs. Cet homme est du pays imaginaire.

Personne n’a multiplié sa mise par 750 entre son début dans la vie active et son départ à la retraite ! Pourtant, ce passage de 10 000 € à 7,5 millions d’€ en quelques étapes, tout juste quatre décisions en quarante ans, paraît tellement « normal » ou « logique » vu d’aujourd’hui… et si c’était « logique », pourquoi personne ne l’a fait ?

Quand je raconte cette histoire, et je l’ai raconté souvent, il arrive que les questions fusent : oui, mais la fiscalité, vous en avez tenu compte ? Et l’inflation ? Et comment savez-vous que son protefeuille d’actions a été bien géré ? C’est vrai, il y a des détails qui comptent.

Soyons précis

  • Pour la simplicité du récit, nous n’avons retenu que deux placements, les actions et l’or. Cette histoire aurait pu être enrichie avec de l’immobilier ou d’autres placements pendant certaines périodes, et serait toujours aussi étonnante. Pour simplifier, et aussi pour une efficacité plus frappante des chiffres, nous l’avons construite avec l’or et les actions, qui connaissent tous deux des hauts et des bas parfois très prononcés. Acheter en bas et vendre en haut améliore évidemment les performances… nous avons utilisé en quelque sorte un effet grossissant pour la clarté de la démonstration.
  • Nous n’avons pas vraiment tenu compte de la fiscalité. Certes, les taxes de négociation de l’or ont été intégrés dans les calculs. De même nous avons supposé pour les actions que seuls les dividendes « nets » (donc hors crédit d’impôt) étaient réinvestis. En revanche nous n’avons pas calculé l’impôt sur la fortune qui était en vigueur sur la période. Ni le fait que le niveau de dividendes propulsait notre contribuable dans une tranche supérieure d’impôts. À moins qu’à un moment ou un autre il ait utilisé à plein les possibilités de l’abri fiscal du Plan d’Épargne en Actions.

Tout cela nous aurait conduit à trop de détails et aurait alourdi l’histoire, sans véritable intérêt. Est-il important que le montant d’arrivée soit de 7,5 millions d’euros, ou de 7,1 ou de 7,8 quand la mise de départ était seulement de dix mille euros ? L’essentiel est que dans tous les cas, quelle que soit la fiscalité exacte qui a été appliquée, la performance a été époustouflante, et proche du chiffre annoncé.

  • Nous ne sommes pas non plus entrés dans le détail des investissements exacts réalisés. Par exemple avec les 70 000 francs que lui ont donné ses parents en 1972, notre jeune homme a-t-il acheté dix lingots et quelques pièces d’or, ou moins de lingots et plus de pièces ? Et quelles pièces, des napoléons ? Nous ne sommes pas entrés dans ces considérations, nous avons seulement retenu l’évolution du prix du lingot pour mesurer la performance.

Dans le même ordre d’idées, comment était constitué son portefeuille actions ? Il peut en avoir laissé la gestion à sa banque, ou être entré dans un ou plusieurs OPCVM, qui de leur côté étaient peut-être composés uniquement d’actions françaises ou incluaient également des actions européennes. Nous en sommes restés aux performances de la Bourse de Paris pour évaluer sa propre performance. Mais là, on introduit un peu de flou. Disons que son résultat final peut osciller, selon la chance ou la malchance qu’il a eu en confiant son argent, entre 6,5 et 8 millions d’euros. Même dans la fourchette basse, cela reste extraordinaire.

  • Enfin, nous n’avons pas tenu compte non plus de l’inflation, qui pourtant avait été sévère entre 1972 et 1982. Mais cela est-il vraiment important pour le résultat de cette fantastique épopée ? En 1972 notre jeune homme avait reçu la valeur d’un petit studio à Paris. En 2014, il détenait la valeur d’un grand et bel appartement à Paris, d’un autre à Nice et d’un troisième à New York, alors même que les prix de l’immobilier avaient considérablement progressé sur la période… l’inflation n’a pas compromis son enrichissement réel.

Le conte de fées a ainsi dû répondre aux contraintes d’une narration simple.

Voyons maintenant ce qu’il peut nous apprendre sur le monde réel dans lequel il y a des investisseurs et des investissements.

L’investisseur et la réalité

Tout conte de fées a une morale, généralement sur la façon de se sortir de situations périlleuses.

Celui-ci apporte une vérité simple et brutale. L’ambiance dans laquelle nous vivons à chaque instant tisse une « réalité » solidement partagée mais qui ne nous renseigne en aucun cas sur l’avenir.

  • Solidement partagéeEn 1972 l’or n’avait cessé de baisser pendant un quart de siècle. Plus personne ne lui voyait d’intérêt. L’attention était ailleurs. Mais quel intérêt, quelle attention ? L’intérêt et l’attention de tout un chacun, les spécialistes comme les autres.

Communications, échanges, raisonnements, évidences, expériences, témoignages, la « réalité » prend forme et devient aussi naturelle que l’air que l’on respire. Et l’on pourrait y échapper ? Autant demander à un poisson d’imaginer ce que serait la vie hors de l’eau.

De temps à autre certains esprits plus pénétrants, ou plus en prise avec ce qui se passe vraiment, tentent d’alerter. Ils parlent, mais ne sont guère entendus.

Ainsi par exemple, un certain Maurice Allais, qui devait recevoir en 1988 le prix Nobel d’économie, écrivait en 1970 : « Le problème n’est plus de savoir si l’or montera ou ne montera pas, mais s’il montera dans l’ordre ou dans le désordre ». Ce fut inaudible, étouffé par l’épaisseur de l’ambiance. Puis ce fut, justement, la montée dans le désordre dont bénéficia le héros de notre conte de fées (Ah ! Si Maurice Allais avait été entendu, combiende familles françaises même modestes se seraient enrichies…)

  • Mais qui ne nous renseigne en aucun cas sur l’avenir. Il est fascinant que le même scénario se produise encore et encore : tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, puis un imprévu arrive. Avant, il y avait des certitudes. Après, il y en a d’autres. Et tout le monde passe des premières certitudes aux suivantes, et les nouvelles certitudes sont les bonnes, croix de bois, croix de fer… jusqu’à un nouvel imprévu, puis de nouvelles certitudes, tout aussi sérieuses et assurées que les précédentes, et cela recommence à l’infini. Personne ne se dira un jour que la nature même de l’avenir est d’apporter du nouveau, donc de l’inattendu ?

C’est ainsi que l’histoire des investissements, comme d’ailleurs l’histoire économique et plus largement l’aventure humaine, sont marquées de ruptures brutales. Ouvrons les yeux : l’histoire des investissements n’est pas « logique » au sens ou le présent, avec sa consistance et ses évidences, indiquerait le chemin de l’avenir.

Après coup, oui, on peut tout expliquer. Il s’est passé ceci, donc il est arrivé cela. Mais la logique rétroactive n’a pas la moindre utilité pour l’investisseur qui, lui, doit prendre l’avenir à bras-le-corps.

À ce stade, j’essaie de dénoncer une illusion qui renaît après chaque tournant de l’histoire des investissements. Nous verrons ensuite les solutions. Mais ce n’est pas une solution d’imaginer que désormais, cette fois-ci, le présent continuera dans sa lancée et que désormais, cette fois-ci, l’avenir se tiendra tranquille !

L’ennemi numéro un de l’investisseur est donc l’ambiance, la « réalité » partagée, entretenue par les médias et les discussions en famille ou entre amis, par les livres et les articles, les émissions, les blogs, les actualités et tous les échanges du moment. Et pourtant c’est l’air qu’il respire.

Mais il y a plus.

Qui peut conseiller l’investisseur ?

Ici, je vais aborder un sujet délicat. Je sais que mes amis économistes, journalistes et professionnels du conseil me pardonneront, car ils m’ont déjà entendu tenir ces propos et ils en connaissent la conclusion. Mais je suis bien conscient de m’échapper pour quelques instants du politiquement correct.

Nous avons un problème. Vers qui l’investisseur peut-il se tourner pour obtenir des éclairages sur ce qu’il devrait faire ? Or justement, ni en 1972, ni en 1982, ni en 1999, ni en 2009, le héros de notre conte de fées n’a écouté les économistes, les journalistes, les spécialistes des placements… et c’est justement ce qui lui a permis d’être le héros d’un conte de fées !

Car l’histoire est cruelle. Les chocs, les surprises, les retournements jalonnent l’histoire économique et donc l’histoire des investissements. Les experts n’ont pas un track record ou, en français, un « bilan » valide en ce qui concerne les analyses et les prévisions qui auraient pu être utiles aux investisseurs. Ce qu’il faut comprendre, c’est que cela n’est pas ce qu’il faut attendre d’eux. Ce sont des spécialistes du présent, pas de l’avenir. Et il y a trois raisons à cela :

  • Première raison, les réalités économiques d’aujourd’hui ne sont pas dans les manuels d’aujourd’hui, elles seront dans ceux de demain. Ce n’est pas la faute des économistes ! Ils suivent de près la réalité, mais ne la précèdent pas. Sauf quelques grands esprits ou visionnaires, j’y reviendrai. Mais les « bons » apportent des éclairages, ce qui est déjà bien et souvent utile, mais pourquoi vouloir en faire des devins ?
  • Deuxième raison, l’ambiance dont nous avons déjà parlé possède une autre caractéristique : elle est à chaque instant focalisée. La « réalité » partagée comprend quelques éléments, tout le reste est « hors sujet ». Cela a parfois été dénoncé comme le mainstream (en français « courant dominant») ou la pensée unique, mais il s’agit surtout d’une pente suivie par les actualités au sens large, celles des media classiques comme ce qui circule dans les conversations ou sur les réseaux sociaux. Il y a ce qui est intéressant, et le reste a disparu du paysage. On peut être sur ses gardes, avoir sa propre façon de voir, il est fort difficile de s’en extraire totalement. Et si par chance ou bon sens on réussit à s’en extraire un instant, de toute façon l’on se retrouve immédiatement seul.

Je peux citer un souvenir personnel assez récent. Début 2014, je présentais, dans la salle Raymond Aron de l’université Dauphine, ma vision des perspectives économiques à un auditoire qui me connaissait bien. À l’époque le prix du baril de pétrole oscillait depuis plusieurs années autour des 100 dollars, et il était évident que cela était la situation, un point c’est tout. Ce n’était pas un sujet. Cependant quelques temps auparavant mon attention avait été attirée par quelques analyses toutes simples de l’évolution de la production mondiale, et en particulier de la forte croissance de la production aux États-Unis. Après avoir approfondi, questionné, vérifié, j’arrivais à une conclusion claire que je décidais d’exprimer parmi les points de mon exposé : nous étions en train d’aller vers du pétrole pas cher. Il n’y eut ucun commentaire ensuite sur ce point-là. Les citations dans la presse furent pour d’autres aspects plus au goût du jour.

Nous étions en Janvier. En Octobre, soudain le prix du pétrole chuta, à la grande « surprise » de nombreux commentateurs qui en firent un élément de leur répertoire audiovisuel pendant plusieurs mois tellement l’événement était lourd de conséquences voire de menaces… pourquoi n’avais-je pas suscité le moindre intérêt quand j’en avais parlé ? J’avais pourtant montré un graphique plutôt convaincant, je n’avais rien dit que de très facile à comprendre, mais j’étais « hors sujet », tout simplement. La vidéo de mon intervention perdit immédiatement tout intérêt car elle était datée, alors que l’ambiance n’a pas de mémoire, elle coule à chaque instant sur le moment présent, et seulement avec ce qu’elle met dedans.

  • La troisième raison qui explique pourquoi les spécialistes eux-mêmes sont de temps à autre pris à revers, est en fin de compte plutôt évidente : l’histoire des investissements accompagne l’histoire de nos sociétés, qui connaissent des chocs, des bouleversements inattendus, des surprises : par quel miracle une « surprise » pourrait-elle être anticipée ?

Il n’y a donc pas de coupable, mais il y a bien une victime : l’investisseur. Mais une victime consentante. Pourquoi diable chaque candidat investisseur persiste-t-il à imaginer qu’il existe une connaissance de l’avenir, et que la masse des informations disponibles cache cette connaissance quelque part ?

Ce qu’il souhaite savoir, c’est ce que fera la Bourse dans les dix prochaines années, ou si les prix de l’immobilier ont atteint leur plus haut. Eh bien :

  • tout le monde peut en parler,
  • beaucoup peuvent dire des choses intéressantes,
  • quelques-uns des choses intelligentes,
  • mais de toute façon personne n’en sait rien !

Ce que l’investisseur doit savoir

Tel est donc le monde dans lequel nous vivons. Oui, on peut discerner des lignes d’avenir. Pas l’avenir dans ses surprises et ses caprices ! Ce qui entraîne une conclusion très concrète pour les investisseurs. La recherche du « meilleur » placement est illusoire. Si ce n’était pas le cas, vous auriez autour de vous de nombreux amis ou collègues ou oncles ou cousines qui auraient multiplié leur mise par 750 le temps de se mettre en couple, d’élever leurs enfants puis de partir à la retraite.

La première fois que je racontais le conte de fées pour investisseurs, c’était en 1980 et je l’avais intitulé « Le rêve » dans un livre que je préparais. Bien entendu la période couverte n’était pas la même, mais le fantastique avait le même parfum. Je transmis le manuscrit à Jean Fourastié. Cet homme qui fut un économiste rigoureux autant qu’un visionnaire – « Le grand espoir du XXème siècle », paru en 1946 sur les ruines de la deuxième guerre mondiale, décrivait avec force précision l’élévation historique de niveau de vie qui a suivi – releva précisément ce passage et eut une réaction qui m’impressionna : « Jeune homme, j’ai appris une chose dans votre livre, oui,  je vais le préfacer ». Quel cadeau pour un jeune écrivain, et pour son premier livre ! Surtout, belle leçon de modestie de la part d’un « grand ».

Car c’est bien de modestie qu’il s’agit. Nous ne connaissons pas l’avenir. Et alors ? La modestie n’est pas le rabaissement de soi-même, c’est l’intelligence de discerner entre ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas. « On domine la Nature en lui obéissant » disait Francis Bacon, l’un des fondateurs de la méthode scientifique. L’avenir n’est pas encore connu, ce n’est que trop évident. Pourquoi ne pas partir de là, tout simplement ?

L’investisseur peut dès lors :

  • soit rester dans le monde des contes de fées, mais le réveil risque d’être brutal,
  • soit vivre dans le monde tel qu’il est, et construire une stratégie simple basée sur le fait que l’avenir gardera toujours sa part de mystère, et que l’on ne peut pas savoir quel est le « meilleur » placement, celui qui a les meilleures chances d’être performant dans les prochaines années.

Nous le verrons, il est possible de réussir sans prétendre connaître l’avenir.

Je vais maintenant attaquer la deuxième grande illusion. Si vous avez échappé au premier piège, celui de l’espérance de trouver le « meilleur investissement » pour les prochaines années, un second vous attend.

Ensuite, la route sera libre !

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Quand acheter, quand vendre ?